Origine et enjeux du projet

Sophie Lucet
15 Mai 2014

Enjeux et objectifs

Nous savons combien les études théâtrales sont confrontées à la problématique de l’éphémère de la représentation. Comme le dit Georges Banu dans Les mémoires du théâtre,

« les alliances que le plateau réalise sont fugitives. Passagères. Elles se défont et, à jamais, derrière, peu de traces subsistent : outre les lieux et les textes, la mer de l’oubli semble engloutir l’acte parvenu un instant à l’actualisation de la mémoire[1]

Mais si la mémoire de la scène tient de l’impossible c’est pour cela qu’il faut désormais s’y consacrer, pourrait-on en conclure. Observer le théâtre puis écrire ce qu’il fut, c’est devenir un témoin inscrivant la réalité vécue de l’acte théâtral dans un contexte et créer de la sorte les conditions premières d’une histoire du spectacle : en effet,

« en Occident, il n’y a pas de véritable histoire du spectacle. Et le metteur en scène en éprouve douloureusement l’absence. […] Le metteur en scène occidental n’a que peu de supports pour s’ancrer à des pratiques théâtrales révolues et il déplore constamment ce manque[2]

Manque fondamental que la volonté du chercheur contribue à pallier par l’analyse minutieuse des pratiques et des esthétiques contemporaines, répertoire de demain.

Sous l’influence des recherches nord-américaines relevant de la génétique du spectacle, il s’agit alors, pour pallier ce manque, de « s’approcher au plus près du travail de création pour en saisir le mouvement[3]» ; ceci afin d’éclairer la démarche singulière de l’artiste et ses choix esthétiques mais aussi d’en pouvoir conserver les traces au moment où un important mouvement de numérisation des données transforme les us et méthodes de l’ensemble des sciences humaines.

Objectifs pédagogiques

La production numérique de ressources inédites dédiées à La fabrique du spectacle rejoint les enjeux majeurs de la génétique de la représentation, perspective qui a renouvelé l’angle d’approche des études théâtrales depuis les années 1990 avec les textes majeurs de Almuth Grésillon, Marie-Madeleine Mervant-Roux, Dominique Budor[4], de Josette Féral[5] et Sophie Proust[6] dans ce domaine, pour ne citer qu’eux. Ce projet s’inscrit donc à la confluence de cette nouvelle dynamique et entend participer à la construction d’un enseignement innovant dans le domaine des arts du spectacle en prenant en compte le processus créateur, soit les étapes de construction d’une œuvre avant et après sa première représentation ; cette posture ayant comme incidence de valoriser les synergies menant au spectacle alors conçu comme la résultante de multiples confluences et conjonctions  : du créateur avec l’ensemble de son équipe, puis de l’équipe avec l’assemblée des spectateurs. De la sorte, il devient possible de redire avec Grotowski que « le théâtre est une rencontre[7]».

La création de données numériques sur la fabrique du spectacle par des chercheurs a de plus une double vocation : il s’agit ainsi de ne pas abandonner la production de ces documents aux seuls acteurs culturels et aux producteurs de films documentaires, mais de recueillir les observations avec des objectifs scientifiques et pédagogiques ; l’ensemble des données produites dans le cadre de La Fabrique du spectacle répond ainsi à une partie conséquente des cours et séminaires dispensés dans le domaine des études théâtrales à l’université et dans les écoles d’art : analyse de spectacle, esthétiques européennes contemporaines, écritures scéniques contemporaines, théories de la mise en scène, jeu de l’acteur, scénographie, art et société, art et soins, etc. Il s’agit également d’expérimenter ici une méthode d’analyse qui tienne compte de la phase d’élaboration du spectacle plutôt que de s’attacher au seul moment de sa représentation publique. En effet, si des questionnaires ont été établis pour l’analyse des spectacles[8] ou pour aborder les répétitions[9], il reste aujourd’hui à construire et tester une grille d’entretiens qui permette l’approche de la création contemporaine conçue comme processus en constante évolution. Enfin, ce projet permet aux étudiants d’accéder à des données liées à la pratique, et d’inclure dans leur parcours la prise en compte de la parole et des méthodes de travail des artistes, dimension essentielle dans l’enseignement en arts du spectacle à l’échelle internationale mais encore relativement peu intégrée à la discipline en France.

 




[1] Banu Georges, Les mémoires du théâtre, Arles, Actes Sud Papiers, 1987, p. 13.

[2] Banu Georges, « De l’histoire vers la mémoire », in Opéra, théâtre, une mémoire imaginaire, , Paris, Editions de L’Herne, 1990, p. 13.

[3] Féral Josette, Pour une génétique de la mise en scène, prise 1, Théâtre Public, n° 144, 1998, p 55

[4] Grésillon Almuth, Mervant-Roux Marie-Madeleine, Budor Dominique, Genèses théâtrales, Paris, CNRS Editions Alpha, 2010.

[5] Féral Josette, Théorie et pratique du théâtre, , Montpellier, Editions de l’entretemps, 2011.

[6] Proust Sophie, La direction d’acteurs dans la mise en scène théâtrale contemporaine, préface de Patrice Pavis, Vic la Gardiole, L’Entretemps, 2006.

[7] Grotowski Jerzy, Vers un théâtre pauvre, Lausanne, Editions l’Age d’Homme, 1996, p. 53.

[8] Le questionnaire Ubersfeld, le questionnaire Helbo, le questionnaire Pavis sont restitués dans l’ouvrage de Patrice Pavis, L’analyse des spectacles, Paris, Nathan Université, 1996, p. 34.

[9] Banu Georges (dir.), Les répétitions depuis Stanislavski jusqu’à aujourd’hui, Arles, Actes Sud, 2012, p. 119-124.