Méthodologie

Sophie Lucet
20 Mai 2014

 

Le corpus

Dans sa première phase, ce projet se donne trois objets d’observation :

  1. La création des Oiseaux d’Aristophane dans une mise en scène de Madeleine Louarn avec les acteurs de l’atelier Catalyse permet d’aborder la thématique de la création avec des personnes handicapées, ce qui détermine une contextualisation et une mise en perspective originales du texte d’Aristophane. Le suivi scientifique de ce projet a été assuré par Anamaria Fernandes et Séverine Leroy, doctorantes en études théâtrales à l’université Rennes 2, auteurs associées à Sophie Le Coq, maître de conférences en sociologie (Rennes 2) et Cécile Corbel Morana, maître de conférences en grec et auteur du livre Le bestiaire d’Aristophane (Rennes 2)[1].

 

  1. La création de Living ! d’après les textes de Julian Beck et de Jean-Jacques Lebel sous la direction de Stanislas Nordey avec les élèves de la promotion VII de l’école du TNB interroge les notions d’héritage, de transmission et de filiation. Il a été porté sur un plan scientifique par Sophie Lucet, professeur en études théâtrales (Rennes 2), Sophie Proust (Maître de conférences en études théâtrales (Lille 3), et Rachel Rajalu, doctorante en esthétique (Rennes 2).

 

  1. La création du Misanthrope de Molière dans une mise en scène de Jean-François Sivadier est analysée sous l’angle de la mise en scène des classiques. Ce projet a été porté sur un plan scientifique par Brigitte Prost, maître de conférences en études théâtrales (Rennes 2), de Delphine Lemonnier-Texier, maître de conférences en études théâtrales anglophones (Rennes 2), avec la collaboration de Christian Biet, professeur en études théâtrales (Paris 10).

 

Recherche – action  pour la création de ressources pédagogiques innovantes

Les chercheurs associés à ce projet ont employé une méthodologie de recherche immersive, recherche–action susceptible de conduire à l’analyse du processus de création du corpus ci-dessus mentionné : une série d’entretiens a été menée avec les membres des équipes de création, qu’il s’agisse de l’équipe artistique, administrative ou technique, qui tous depuis leur champ d’intervention respectif, participent à la réalisation d’une œuvre. En effet, une marque du contemporain serait sans doute la porosité des frontières, ce qui suppose une interrogation permanente sur les pouvoirs respectifs des protagonistes de la création, l’œuvre étant désormais fréquemment considérée comme la résultante et la combinatoire de ces diverses collaborations. Où se situe alors l’acte de création singulier du metteur en scène ? Des acteurs et de l’ensemble des protagonistes du spectacle ? De plus, et ceci pour croiser la parole des chercheurs et des équipes de création, des entretiens ont été menés avec les observateurs du processus de création, universitaires ou doctorants ayant eu accès aux moments préparatoires de la création : entretiens vidéo et/ou sonores, articles et communications universitaires.

 

L’ensemble de ces entretiens est relié à des captations de répétitions et de filages qui témoignent par l’image et le son d’un moment de la création du spectacle. À ces vidéos, s’ajoutent des contenus de différents types qui complètent le matériau conçu pour l’enseignement avec des données relevant du témoignage et/ou du making of (photographies, documents sonores et/ou vidéos des moments de répétition) ou de l’activité artistique et professionnelle, souvent tenue secrète : notes d’intention du metteur en scène, notes des acteurs et plus largement de l’équipe de création, maquettes ou plans de scénographie, croquis de costumes, plans de feux, etc. Car

 

« ces notes, toute parcellaires qu’elles soient, sont les seules à pouvoir rendre compte, dans leur multiplicité, des changements apportés au spectacle au cours de sa gestation  ainsi que des hésitations, ratures, découvertes et choix divers qui accompagnent le travail. […] Le présent se profile ainsi sur les virtualités d’un passé dont la principale vertu est celle d’avoir été oublié. C’est pourtant sur les traces et les ombres laissées par ce passé que peuvent le mieux se lire les choix délibérés du présent et ce qui est préservé[2].»  

Approches méthodologiques

Les chercheurs associés à La fabrique du spectacle ont adopté une double posture : il s’est à la fois agi de collecter des données qui auraient existé sans eux mais n’auraient pas été rendues publiques (notes diverses, maquettes, dessins, brouillons, etc.) et de créer les conditions d’une documentation directement liée à leur présence (entretiens systématiques avec les équipes de création). Dans tous les cas, qu’il s’agisse de collecte ou de création de données, le chercheur est soumis à une interrogation permanente : quelles traces de la création conserver ? Selon quels critères ? Pour qui ? Pour quoi ? Il est également confronté à la question de l’intime face au groupe et aux individus, et au contrôle que peut souhaiter exercer l’artiste sur le processus de conservation de données, et à sa propre place de chercheur au sein d’un processus, puisque la présence d’un observateur n’est pas neutre dans le développement et la mise en œuvre de l’activité du groupe.

Dans tous ces cas de figure, une approche temporelle a été privilégiée, selon trois axes :

  • Avant les répétitions : le temps du rêve ou de la pré-image[3] du spectacle, le montage de la production.

 

  • Pendant les répétitions : l’expérience collective du plateau, le moment de la rencontre effective entre les protagonistes de la création et, le cas échéant, les premières présentations publiques.

 

  • Après les répétitions : transformation éventuelle de la création par le regard du public et/ou de la critique ; évolution du spectacle après la première. 

 

Ebauche de grille adaptée à l’approche génétique du spectacle

 

Une grille s’est construite de façon évolutive : elle a d’abord été conçue pour aborder les équipes de création avec des méthodes similaires, le premier objectif étant de créer des possibilités de comparaison entre des démarches a priori très éloignées les unes des autres ; puis remodelée en fonction des observations effectuées sur le terrain par les chercheurs. Cette grille est une ébauche, un work in progress établi pour préciser les attentes au moment des entretiens, des filages et de la collecte des documents existants au sein de l’équipe de création ; elle a été établie par les chercheurs associés à ce projet comme telle :

  1. Avant les répétitions 

Formations et parcours des metteurs en scène

Premiers rêves, premiers enjeux

Le choix des textes

Le choix de l’équipe artistique 

Le choix de la distribution

 

  1. Pendant les répétitions

 

Temps et lieux de répétition

Déroulé des étapes de la répétition

échauffement et training de l’acteur

Direction d’acteurs

Rituels et jeux de l’acteur

L’espace scénique

Les costumes 

L’éclairage et le son

Le rythme global du spectacle

 

  1. Après la première

 

Impact de la première sur la création 

Influences de la réception des spectateurs sur la création

Le processus de création comme manifeste

Vers un autre rêve de théâtre ?

 

Cette grille ne prétend bien entendu en aucun cas à être exhaustive ou achevée, mais seulement à devenir un objet réflexif. De la sorte, la recherche devient, tout comme la création, un processus en constante évolution. Car, et comme le signale encore Josette Féral :

 

« Des changements sont survenus face à la théorie, à son rôle, à ce que l’on attend d’elle.  Il ne lui est plus demandé désormais de tout englober, de tout expliquer. Elle peut être fragmentaire, partielle. On n’attend pas d’elle qu’elle réponde à toutes les questions mais plus simplement qu’elle aide à les poser. Elle devient l’instrument qui permet d’interroger l’œuvre, de l’explorer pour en faire émerger non plus le sens, mais les sens qui l’habitent. […]

La preuve est faite qu’il n’existe plus de modèle unique permettant de comprendre une œuvre. Le chercheur n’est plus en quête de modèles à appliquer, de grilles d’analyse permettant de décoder des systèmes différents. Il ne cherche plus de structures fondamentales. Il déconstruit l’œuvre[4].

 




[1] Cécile Corbel, Le Bestiaire d'Aristophane, Paris, Les Belles Lettres, coll. Etudes anciennes grecques, 2011

[2] Féral Josette, « Pour une génétique de la représentation, prise 2 », in Théâtre National de Bretagne, Mises en scène du monde, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2005, p. 67

[3] « Si la plupart des metteurs en scène s’accordent aujourd’hui pour réfuter comme point de départ un projet préalablement conçu, ils admettent tout de même l’existence d’une préimage, incertaine et féconde, qui, au fur et à mesure, doit se préciser », in Banu Georges, (dir.) Les répétitions depuis Stanislavski à aujourd’hui, op. cit., p 14

 

[4] Féral Josette, Théorie et pratique, op.cit., p. 32.