Ecrire ensemble le moment présent

07/07/2014|
Auteur(s) :
Delphine Lemonnier Texier

Écrire ensemble le moment présent : jeu de l’acteur et poétique du vivant chez Jean-François Sivadier

Un texte de Delphine Lemmonier Texier, maître de conférences en études anglophones - Université Rennes 2 - EA 1796: ACE

Essai d’analyse thématique des entretiens avec l’équipe du misanthrope

« Il peut paraître audacieux de chercher à approcher la création théâtrale contemporaine et de tenter d’en donner lecture. L’objet est fuyant, d’autant qu’il s’agit du passé proche et du présent, d’une matière dont le précipité n’est pas encore fixé mais en suspension, et que la méthodologie repose sur la parole des artistes, paradoxale et aléatoireRémer Brigitte, Fragments d’un discours théâtral. Entre singulier et pluriel, de l’individualité créatrice à l’œuvre collective, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 339.. »

« La compagnie théâtrale qui évolue en collectif de travail […] partage quelque chose d’intime qui grandit jusqu’au public pour un spectacle qui s’achève avec et chez le spectateurIbid. p. 340.. »

Ces paradoxes de la parole des artistes, auxquels est confronté le chercheur en études théâtrales face au processus de création, mettent en évidence le caractère insaisissable de l’objet si l’on s’en tient aux critères habituels des disciplines universitaires, au sein desquelles ce processus de création déborde des catégories analytiques conventionnelles ou bien leur échappe presque complètement, du fait de sa temporalité plurielle, de ses contours en perpétuelle évolution, de sa dimension pratique et non théorique, corporelle et non intellectuelle, centrée sur l’acteur et sa pratique et non uniquement sur le spectateur et la sémiologie de la réception.

C’est à quelques angles d’observation de ce processus que convie cette analyse, à travers la parole des artistes de l’équipe du Misanthrope, dans les mots qu’ils emploient pour évoquer et expliquer leur travail, dans les histoires croisées de leurs parcours individuels, les contours mouvants du collectif, du choix et de l’émergence d’un projet de spectacle, mais aussi leur rapport au texte, au plateau, à la présence du spectateur, à la dimension physique du rôle, et aux moteurs que constituent le plaisir et la vie.

Nul mieux que l’artiste ne sait dire comment il conçoit son travail, comment il négocie son rapport à l’autre, dans quelle dynamique il se place face au texte et au plateau. La place du chercheur, dans cette dynamique fondée sur la pratique et l’expérience de l’artiste, c’est de faire surgir la parole individuelle, de faire revisiter à l’artiste par le biais de l’entretien les lieux et les étapes de son expérience, de mettre au jour les continuités et les ruptures entre les différentes paroles, pour aboutir, à partir des traces que constituent ces entretiens, à une redéfinition de l’objet fondée sur l’expérience concrète de l’artiste et le discours qu’il tient sur cette expérience.

Parmi l’éventail de thématiques transversales qui parcourent ces entretiens, nous avons choisi de nous concentrer sur trois repères : en premier lieu, la question du groupe et du collectif ; en second lieu, la nature et la place de l’héritage de Didier-Georges Gabily, dont se revendique une grande partie du groupe; et en troisième lieu, l’affirmation d’un certain nombre de principes fondant le jeu de l’acteur et le rapport au texte.

Topographie du groupe : La rencontre et la famille

« Parce que c’est eux, et parce qu’ils ont un passé commun »           

            L’observation du travail artistique d’une équipe en amont du spectacle présenté au public met en évidence la nécessité de repenser non seulement les outils et les méthodes d’analyse du chercheur, mais également la nature de l’objet et son inscription dans le temps. Si le spectacle est bien ce vers quoi est dirigé l’ensemble de l’énergie collective du groupe pendant toute la durée de son travail de création, il est aussi un moment dans une chronologie, celle de l’histoire de ce groupe, où s’entremêlent en permanence parcours individuels et histoire collective, relations interpersonnelles aussi bien que travail artistique. La dynamique de ce hors-jeu, de ce vécu, est ce qui nourrit le travail au plateau, autant que la langue du texte lui-même. C’est elle qui permet la plongée dans l’intime, dans l’affect, dans l’imaginaire indispensable au processus de la création, au fil des essais et des esquisses au plateau. Les traces de ce « vivre ensemble » du groupe sont inscrites dans une temporalité double, celle du projet en cours, mais aussi celle de l’histoire du groupe, depuis les rencontres qui l’ont fondé. Elles dessinent une topographie en évolution au fil des projets, au gré de l’arrivée de personnes nouvelles, du départ ou de l’éloignement d’autres, de la gravitation autour d’un noyau stable et pérenne. Ce fonctionnement organique du groupe est l’un des moteurs du processus de création du Misanthrope par Jean-François Sivadier. Il le souligne lorsqu’on l’interroge sur la place de ce vécu commun dans le travail au plateau des membres du groupe : « Le passé qu’on a – ils le font comme ça parce que c’est eux et qu’ils ont un passé ensemble, ça, c’est évident ».

La topographie du groupe se définit selon deux axes : d’une part, le noyau constitué par les membres du groupe depuis ses origines, la création d’Italienne avec orchestre, en 1996-1997 (Jean-François Sivadier, Norah Krief, Cyril BothorelLa quatrième comédienne du spectacle était Charlotte Clamens.) puis l’arrivée de Nicolas Bouchaud et de Vincent Guedon sur la création de Noli me tangere en 1998, et de Véronique Timsit, au poste d’assistante ; et d’autre part, les nouvelles personnes, arrivées récemment, voire spécifiquement pour le projet Le Misanthrope (Daniel Jeanneteau, scénographe de Jean-François Sivadier depuis La Dame de chez Maxim en 2009 ; Anne-Lise Heinburger qui joue Eliante dans Le Misanthrope). Ce critère chronologique se conjugue avec un second élément, lié à la rencontre d’un autre metteur en scène, dont l’héritage est ouvertement revendiqué par l’ensemble des membres du groupe constitué entre 1996 et 1998 : il s’agit de Didier-Georges Gabily.

« Un plaisir à travailler ensemble »

Au sein du premier groupe, le noyau dont la constitution remonte à Italienne avec orchestre, le récit de la rencontre entre les membres tient une large place, soulignant l’importance de la dimension humaine et interpersonnelle dans l’origine de cette collaboration artistique. Dans ce que disent les comédiens et le metteur en scène émerge l’importance de l’affect, du ressenti subjectif qui érige la rencontre en événement, de manière singulière pour chaque comédien, et plurielle pour le metteur en scène, tandis que les propos de l’assistante qu’est Véronique Timsit rendent davantage compte du fonctionnement collectif. Les mots posés par chacun pour définir le groupe rendent fidèlement compte de la posture occupée au sein de ce groupe, vérifiant, s’il en était besoin, le fonctionnement organique de l’ensemble. Cyril Bothorel, qui partage certaines des créations mais a par ailleurs son activité avec sa propre compagnie, La Nuit surprise par le jour, est celui qui définit de la manière la plus radicale ce rapport de l’acteur au metteur en scène pour évoquer sa relation avec Jean-François Sivadier : « Les gens avec qui je n’ai pas envie de travailler, tout de suite ça se sent. Ce n’est pas la peine qu’on s’aborde. » Et ce rapport de proximité a des conséquences directes sur la perception et la pratique de la direction d’acteurs, fondée sur la confiance réciproque et le partage :

«  Il [Jean-François] me parle, il me dit tiens tu pourrais faire ça, ou ça, le rapport est ludique. Il aime les acteurs. Il aime aussi jouer. Il aime vraiment les acteurs. Donc on se donne des idées. Les propositions que je peux faire vont le nourrir, vont lui donner des idées, et réciproquement. Et on s’en amuse. Ce ne sont pas des choses didactiques. En se le disant, on sait qu’on va se faire plaisir à le faire. Il est ludique. La rigueur dans la légèreté. » 

Pour Norah Krief, cette première rencontre en 1996-1997 avec Jean-François Sivadier a été déterminante, et les termes « formidable » et « incroyable » reviennent à intervalles réguliers dans le récit qu’elle en fait, aussi bien que dans la manière dont elle décrit le fonctionnement du groupe, qui est avant tout pour elle une expérience de vie, de temps partagé, dimension qui s’explique aussi par le fait qu’elle est de toutes les créations de Jean-François Sivadier, ce qui ne l’empêche pas de travailler également avec d’autres metteurs en scène en parallèle. Sur ce vécu au sein du groupe qui entoure Jean-François Sivadier, elle souligne : « Il y a quelque chose de formidable dans la manière dont on partage de longs moments de notre vie ».

Nicolas Bouchaud, qui lui n’a pas participé à Italienne avec orchestre, mais est au cœur des créations théâtrales de Jean-François Sivadier depuis Noli me tangere, insiste sur l’importance de la rencontre artistique :

« Je n’ai pas fait la première version d’Italienne, parce qu’à l’époque on répétait Don Juan de Molière avec Gabily. C’est là où Didier est mort et c’est là où Jean-François est venu nous aider à finir le spectacle. Il venait juste de créer Italienne. La rencontre, elle s’est fait au sein du groupe T'Chang, avant ça. On avait déjà envie de travailler ensemble, Jean-François faisait des stages, quand il est arrivé sur Don Juan et qu’il nous a aidés à terminer la mise en scène, il y a eu un plaisir à travailler ensemble. La question a été réglée très vite, c’est ce qui s’appelle une rencontre. Question de feeling. Et très vite ensuite on a travaillé ensemble, ça a été Noli me tangere première version, ici à Mettre en scène. »

Vincent Guedon, quant à lui, situe au moment de Noli me tangere plutôt qu’à Italienne avec orchestre la véritable naissance du groupe actuel :

« à la sortie de l’école du TNB, j’ai rejoint Jean-François assez vite en fait, on a commencé avec Jean-François ce groupe, ça a commencé là, à peu près, le premier spectacle, Noli me tangere, bien qu’il ait fait avant Italienne dans la première version.[…] Je n’ai pas fait tous les spectacles, il y en a un ou deux que je n’ai pas faits. »

« Un esprit de famille »

Véronique Timsit est celle qui décrit le plus précisément cette dimension collective en soulignant l’importance de la répartition des tâches. Cette dimension organique du groupe est rendue par l’analogie avec la famille :

 « Je ne suis pas la seule à travailler avec Jean-François depuis quinze ans. Sans forcément le formaliser ou le revendiquer, la chose qu’on s’est employée à faire ensemble et chacun à son poste, c’est de former une équipe, une chose qui ne s’appelle pas une troupe mais qui a un peu un esprit de famille, oui après quinze ans, on est bien obligés de le dire, avec ses défauts et ses qualités, et la part très inconsciente et intense qu’il y a dans les choses de famille et qui viennent enrichir, à des endroits toujours un peu inattendus, le plateau. »

Le questionnement de Brigitte Prost au cours de l’entretien l’amène à formuler de nouveau une définition de ce groupe :

« Groupe, troupe, comment dire…L’idée que c’est une famille qui existe et qui se réunit en gros tous les deux ans…La métaphore culinaire, l’appétit, le festin, il y a quelque chose comme ça qui réunit tout le monde […] ça s’est fait avec des gens que j’ai appris à aimer, à apprécier, qui se sont tous mutuellement choisis, un truc comme la famille, on s’est choisis d’une façon instinctive les uns les autres, ça fait des qualités complémentaires pour les uns et les autres. »

Elle est également celle qui utilise l’analogie du corps pour définir le geste de création par rapport au groupe :

« On essaie que tout ça fasse preuve de cohérence et de souplesse, un peu comme marche un corps. […] Et donc le geste [de création], il commence à partir du choix de la pièce et de la distribution, qui est une chose fondamentale, jusqu’à la dernière représentation. C’est tout un corps qui naît. »

Le regard extérieur à ce groupe posé par Daniel Jeanneteau, scénographe pour Jean-François Sivadier depuis La Dame de chez Maxim, souligne cette cohésion du collectif et la nécessité pour lui de conserver un positionnement périphérique, aussi bien qu’une observation de la dimension organique du travail :

« Pour le Misanthrope, mon travail a été de porter un regard assez distant sur le travail de la compagnie de Jean-François, sur ses créations et de maintenir cette distance, de ne pas trop tomber dans leur famille, dans leurs histoiresC’est moi qui souligne.. »

« La façon de Jean-François de penser le plateau est très organique. »

C’est ce même terme de famille qui revient dans les propos de Nicolas Bouchaud (« Le groupe, le fait de travailler ensemble, c’est une chose qui s’entretient, c’est vraiment comme dans les familles ») comme dans ceux de Jean-François Sivadier lorsqu’il explique pourquoi il a besoin de ressentir envers ses acteurs une proximité dans la manière d’envisager le théâtre. Ce ressenti, cette reconnaissance, est au cœur de sa démarche de metteur en scène :

« J’engage toujours un acteur parce que je sens, très profondément, même si lui ne le sait pas, qu’on a quelque chose à faire ensemble, et qu’il y a une partie, quand je le vois sur le plateau, qui me ressemble très fort dans la manière dont j’envisage le théâtre. Si je ne sens pas cette intimité possible, ce lien avec l’acteur, je ne peux pas l’engager. […] J’ai besoin d’autre chose, qui est peut-être plus mystérieux, de sentir une chose de famille, d’aimer la personne et donc de ne jamais remettre en question mon choix. Une fois que j’ai choisi la personne, je lui fais une confiance totalement aveugle et je ne me dirai jamais ‘je me suis trompé’ ».

Dans le cadre du Misanthrope, il souligne ce ressenti, cet effet de reconnaissance, et l’exemple qu’il prend du couple Vincent Guedon et Nicolas Bouchaud est l’occasion d’élucider la signification pour lui de cet effet de reconnaissance :

 « Ce couple de théâtre [Vincent et Nicolas, qui font Alceste et Philinte] fonctionne d’autant plus que j’ai l’impression à chaque fois, quand je vois les deux, que c’est chacun une partie de moi (comme comédien) qui est sur le plateau. »

« Cet endroit, il est formidable »

Par ailleurs, la spatialisation du vocabulaire à travers lequel le travail du groupe est défini comme espace vécu développe cette analogie de la famille comme espace du vivre ensemble, du faire ensemble, du créer ensemble. C’est Norah Krief qui insiste le plus sur cette dimension lorsqu’elle parle du groupe à travers l’utilisation du terme « endroit » :

 « Cet endroit, il est formidable. J’aime bien quand il y a des gens de l’extérieur qui viennent. […] On a besoin de revenir ici, j’ai besoin de retrouver Nicolas, j’ai une complicité immense avec l’acteur. »

« On comprend mieux l’endroit de chez Jean-François quand on va ailleursC’est moi qui souligne. ».

Les mots qu’elle pose sur sa rencontre fondatrice avec Jean-François Sivadier sont similaires à ceux utilisés par Nicolas Bouchaud à propos de sa rencontre non pas avec ce dernier mais avec Didier-Georges Gabily :

 « Moi j’ai toujours rêvé, c’est pour ça que quand j’ai rencontré Gabily, je me suis dit ‘eh bien voilà, c’est là où je veux être’. C’est un endroit que j’ai reconnu tout de suite, mais pas en le découvrant ; je savais, avant, que c’était ça que je cherchais. Et c’était quoi, ‘ ça’, c’était donc ce groupe T’Chang, dirigé par Gabily où, tout d’un coup, on faisait du théâtre, mais en même temps on parlait beaucoup de littérature, on lisait […] Moi j’adorais ça, c’était exactement l’endroit où je voulais être. »

La continuité soulignée par ce parallélisme invite à interroger la place et l’influence de Didier-Georges Gabily dont les membres de ce groupe évoquent l’impact sur leur parcours et la présence de l’héritage au cœur de leur pratique.

L’héritage de Gabily

LA RENCONTRE, LE GROUPE

Comme Nicolas Bouchaud, la plupart des membres du groupe autour de Jean-François Sivadier font à leur rencontre avec Didier-Georges Gabily une place éminente dans le récit de leur parcours. Jean-François Sivadier, Nicolas Bouchaud, Cyril Bothorel, Véronique Timsit et Vincent Guedon ont tous été élèves de Gabily, à un moment ou à l’autre de leur formation, certains de manière plus récurrente que d’autres. Tous se réclament, lorsqu’on les interroge sur leur parcours, de cet héritage, artistique et humain, des traces d’une expérience qu’ils décrivent comme déterminante, d’une rencontre vécue comme un évènement. Avec Gabily se définit donc, en amont de la constitution du groupe autour de Jean-François Sivadier, une première rencontre artistique fondatrice, qui concerne la majorité des membres de l’équipe du Misanthrope et recoupe en grande partie le périmètre du groupe d’origine constitué à partir de 1996-1998, à l’exception de Norah Krief.

En plus de cet aspect référentiel, l’influence de Gabily semble manifeste à un double niveau structurel : dans la définition du groupe et dans la manière dont le groupe définit sa pratique, qui font écho à des écrits de Gabily sur ces mêmes questions et les prolongent. On retrouve dans la manière dont les membres de l’équipe du Misanthrope définissent le groupe autour de Jean-François Sivadier des convergences évidentes avec ce qui selon Gabily dans ses Notes de travail définit un groupe :

« Groupe : le mot, c’est vrai, a un je-ne-sais-quoi de désuet mais demeure pourtant toujours aussi singulier quand on l’emploie à désigner le désir commun d’un certain nombre d’individus de voir exister quelque chose de différent sur le lieu où s’exerce leur travail, où se fonde et se vérifie – osons un mont non moins désuet – leur vocation. On veut dire : le plateau. Celui-là, du théâtre, précisément. Le plateau, non la scène. L’endroit de l’envers, des brouillons, des redire, des refaire, de l’expérimenter avant toute autre choseGabily Didier-Georges, Notes de travail, Paris, Actes Sud, 2003, « Notules sur une genèse », p. 35-36.. »

« On cherche alors à déchiffrer dans les discours (parfois contradictoires) de chacun et dans l’envie de tous de voir le groupe se fonder pour exister, demeurer pour agir, d’où vint en premier lieu l’impulsion commune, le premier désir qui traversa chacun dans son propre parcoursIbid.. »

Dans les entretiens on trouve en écho à ces notions de désir et d’impulsion tout un lexique de l’affect associé à la rencontre fondatrice avec Gabily. C’est cette rencontre initiale qui, après la disparition de Gabily, a été le moteur du rapprochement entre les différents membres du groupe autour de Jean-François Sivadier. Véronique Timsit souligne cette convergence :

« Avant de rencontrer Jean-François j’ai travaillé avec Didier-Georges Gabily, comme pas mal d’entre nous dans l’équipe. L’expérience un peu plus personnelle et fondatrice, c’est quand même celle avec Didier-Georges Gabily, et c’est dans son entourage que j’ai rencontré la plupart des gens avec qui je travaille aujourd’hui, et que j’ai senti quelque chose qui me parlait à moi, et qui n’était pas un théâtre qui venait d’ailleurs mais un théâtre auquel je pouvais participer à ma façonC’est moi qui souligne.. »

Jean-François Sivadier retrace sa rencontre avec Gabily alors qu’il n’était encore qu’un jeune comédien. La force de son ressenti transparaît dans ses propos à travers une succession d’adverbes d’intensité :

«  Dans cette troupe, il y avait Didier Gabily, il était assez jeune, et moi aussi, et il devait diriger un atelier de comédiens, donc c’est comme ça que je l’ai rencontré. Un jour, il devait travailler sur un spectacle pour des comités d’entreprise, un petit spectacle itinérant, sur l’adaptation d’On achève bien les chevaux de Horace McCoy. C’était Didier qui écrivait, et nous, on ne savait pas du tout qui c’était, Didier, on le connaissait juste par l’atelier, et donc on a commencé à répéter ça trois semaines, et on était totalement hallucinés, on ne savait pas ce qu’on faisait mais on était très très heureux, mais on ne comprenait absolument pas ce qu’on faisaitC’est moi qui souligne.. »

A contrario de toutes les écoles et de toutes les formations, le travail avec Gabily renouvelait radicalement la manière d’aborder et de travailler les textes, et dans le récit qu’en fait Jean-François Sivadier, on entend la source de son activité de metteur en scène de théâtre et d’opéra :

« Avec Didier, le travail qu’on faisait sur la langue (et on a travaillé aussi l’alexandrin) était aussi fort que toutes ces expériences-là. Il s’agit de jouer avec la langue et de savoir que l’écriture – c’est le jeu de l’acteur avec l’écriture – c’est ce qu’il y a de primordial, comme à l’opéra le jeu des chanteurs avec la musique. »

Nicolas Bouchaud faisait partie, comme il le rappelle, de la deuxième génération Gabily, au sein du groupe T’chang :

« C’était donc ce groupe T’chang, dirigé par Gabily, où tout d’un coup on faisait du théâtre, mais en même temps on parlait beaucoup de littérature, on lisait […] Dans ce groupe T’chang, il y avait beaucoup de gens avec qui j’ai travaillé par la suite, Yann-Joël Collin, Jean-François Sivadier. Avec Jean-François, on s’est rencontrés au sein de ce groupe-là. Nous étions donc tous les deux acteurs, lui avait travaillé avec Gabily avant moi ; moi, j’étais la deuxième génération Gabily. »

« On a tous reçu un héritage »

Comme Jean-François Sivadier, il définit son approche du texte et sa pratique d’acteur par rapport à cette rencontre fondatrice, et c’est lui qui verbalise explicitement la notion d’héritage :

« Gabily a été un terreau, un terrain, un socle très fort pour tous les gens qui ont travaillé avec lui. Et encore aujourd’hui, pour nous, dans une certaine façon de travailler, dans un certain vocabulaire, dans une certaine façon d’envisager le rapport au texte. »

« Tous les gens qui ont fait de la mise en scène après être passés chez Gabily, on n’a jamais imité ce que faisait Didier, mais on a eu un héritage, on a tous reçu un héritage, qu’on a tous traduit un peu différemment, mais où il y a quand même, par rapport au texte, une chose un peu commune entre nous tous. »

Outre la constitution et le fonctionnement autour de Jean-François Sivadier  d’une « famille », dans laquelle les équilibres se font majoritairement, pour les acteurs, autour de Nicolas Bouchaud, comme l’explique Véronique Timsit (« Nicolas étant la poutre maîtresse de l’architecture de notre groupe, ce qui n’est pas toujours évident, et donc autour comment on fait graviter et se confronter à Nicolas les uns les autres »), on trouve au sein de ce groupe l’affirmation d’un certain nombre de principes et de définitions du travail et du jeu de l’acteur, du rapport au texte, qui correspondant à ce que Gabily appelait une « Profession de Foi » plaçant les acteurs au centre :

« […] on s’en tiendra à une sorte de cahier des charges en forme de Profession de foi :  […] cet endroit des acteurs parlent, disant : ‘Nous exerçons aussi notre art pour que l’on nous voie, pour que l’on nous entende, nousIbid., « Notules sur une genèse », p. 37, p. 38.. »

Nicolas  Bouchaud souligne cette filiation directe avec Gabily dans sa pratique d’acteur :

« C’est des aspects de la personne qu’on voit sur un plateau. J’ai le sentiment de donner des aspects de ma personne, pas des trucs d’acteur, et c’est ça qu’a permis Gabily aussi »,

 et on retrouve quasiment les mêmes mots dans la bouche de Norah Krief à propos de son travail sous la direction de Jean-François Sivadier (« Je ne sais pas si c’est des rôles, c’est moi, c’est moi à l’intérieur de tout ça »), aussi bien que dans le discours plus analytique de Véronique Timsit : « Après, un acteur bâtit, construit quelque chose qu’il appellera peut-être un personnage, mais qui est toujours selon lui, donc qui ne peut pas se prêter à quelqu’un d’autre. »

« Pour nous, le personnage n’existe pas »

L’affirmation de ce principe passe par l’utilisation au sein du groupe d’un vocabulaire spécifique, ou du moins par le rejet explicite d’un certain lexique du théâtre. Le groupe rejette ainsi radicalement le terme de « personnage », et affirme, comme Gabily, la présence du comédien et l’importance de traduire dans le jeu la dimension vivante, et de faire ressentir au spectateur le moment présent. Ce critère est discriminant, au sens où la césure est manifeste entre les membres du groupe né dans les années 1997-1998 d’une part, et des comédiens tout juste arrivés pour la création du Misanthrope, comme Anne-Lise Heinburger, que cette question sur l’utilisation ou non du terme personnage  amuse : « Avec moi on peut très bien parler de personnage !  Je n’ai pas suivi tous leurs [le groupe autour de Jean-François Sivadier] débats, peut-être qu’ils sont très anciens ».

Sur cette notion, Gabily écrivait :

« Ici, dans nos parages, le(s) dit(s) personnage(s). On ne sait pas trop quel vocable employer d’autre. Peut-être celui-là convient-il encore. On aimerait bien. Il resterait un petit peu de confort à porter la dépouille essentielle, l’habit pas trop bien taillé, ajusté, à peine de celui-là qui nous accompagne et porte langue avec nous. On se sentirait deux et plus. On agirait dans l’entre-deux le plus productif, le plus exigeant, le plus joyeux. Radicalement à l’autre bout de ce qu’un tel vocable peut générer de tiédeur et d’ennuiGabily Didier-Georges, « L’écart, l’entre-deux », in Notes de travailop. cit., p. 52.. »

C’est Véronique Timsit qui affirme la position collective du groupe sur cette question, et son usage de la première personne du pluriel souligne le consensus :

« Pour nous le personnage n’existe pas. C’est toujours l’histoire de la rencontre d’un acteur ou d’une actrice et d’un texte […] Si on ne fait pas le travail de coller des comportements, des psychologies, que sais-je, ce qui est intéressant c’est de voir comment un texte nous déplace, déplace un acteur et comment à la fois il peut utiliser sa connaissance de lui-même comme acteur, mais comment un texte va l’amener ailleurs et à chercher autre chose. » 

Elle souligne deux points centraux dans cette posture de travail : la nature du rapport du comédien au rôle, et la temporalité spécifique de la représentation. C’est en effet dans le travail de l’acteur en dehors de la représentation qu’est rejetée cette notion de personnage, parce que le travail de l’acteur sur son rôle est spécifique. On comprend aisément cela si on rapproche ce rapport du comédien au rôle et celui du metteur en scène à la pièce : la manière dont un acteur donné choisit de travailler son rôle n’est pas transférable à un autre acteur, pas plus que les choix d’un metteur en scène pour une pièce ne sont transférables à un autre metteur en scène. Dans un cas comme dans l’autre, l’artiste trouve son langage propre pour le plateau dans le rapport unique qu’il établit avec le texte.

La seule temporalité pendant laquelle le groupe reconnaît la notion de « personnage » est celle de la représentation, car il est le produit du moment de la représentation, une sorte de projection à laquelle le spectateur participe activement, comme l’explique Véronique Timsit :

« Il n’y a pas de personnage : tout est une affaire de rencontre entre un acteur, un texte, et du temps qu’ils vont passer ensemble en répétition à se rapprocher, à s’ingurgiter, à se régurgiter… Le théâtre c’est l’art de mentir, de faire semblant, de se décaler. Il finit par exister, le personnage, mais il existe au moment de la représentation, quand un public, un spectateur et un acteur, ensemble, font surgir une espèce de fiction qui va tenir la route et qu’on va accepter comme vraie vivant réellement quelque chose pendant deux heures et demie. C’est ça le personnage  mais ce n’est pas avant ça. […] Après, un acteur bâtit, construit, quelque chose qu’il appellera peut-être un personnage mais qui est toujours selon lui, donc qui ne peut pas se prêter à quelqu’un d’autre. »

Cyril Bothorel explique le même principe, en son nom propre, en soulignant la présence et la visibilité nécessaire de l’acteur dans le rôle :

« Je pense que le personnage est une notion qui n’existe pas. C’est une erreur. Le personnage dans notre langue française, ce que ça donne comme indication, c’est que les rôles auraient une psychologie prédéterminée. Hamlet serait fou, le Misanthrope n’est qu’atrabilaire, or ce n’est pas ça. Ce sont des textes complètements riches, il n’y a pas un mot en trop, il ne manque pas un mot. Ce sont vraiment des grands auteurs. Il y a du rythme. Il y a des sons. Il y a des rimes. De la phonétique. Après, l’acteur va y apporter sa personnalité, et donc il va concevoir son rôle, et son rôle parmi les autres. Si je joue Oronte, il n’y a que moi qui peux jouer Oronte de cette façon. Quelqu’un d’autre le jouerait d’une autre façon. Il y aurait évidemment des points communs, déjà le texte. Ce que dit le texte sur ce rôle. Nous, on est obligés en tant qu’acteurs de s’accaparer la chose, et évidemment à partir du moment où on a compris le rythme, le texte et le contexte dans lequel on est, il faut apporter le petit plus, le plaisir du jeu. […] Le personnage n’existe pas pour moi. C’est un rôle, c’est des sons et des mots. »

Finalement, c’est Norah Krief qui, en soulignant la place de l’acteur chez Jean-François Sivadier, semble répondre comme en écho à Gabily, et souligne à quel point le vocabulaire utilisé reflète une pratique qui est aussi une poétique du geste théâtral défini comme écriture :

« Il y a un travail particulier chez Jean-François dans les répétitions, une chose singulière dans la façon dont il dirige et dont il s’exprime par rapport au personnage, à l’acteur ; il n’y a pas de personnage, il ne parle jamais de personnage, pas de rôle non plus, il parle de nous, de choses vers quoi on avance, vers des figures, il n’a jamais prononcé le mot figure non plus, je ne sais pas ce que c’est, c’est une chose de nous, comment on avance vers cette écriture ; de la langue, il parle beaucoup aussi de l’écriture, de comment on écrit ça nous-mêmes ; du présent aussi, avec les gens, de la simultanéité des choses, de ce qui se passe sur le plateauC’est moi qui souligne.. »

Le jeu comme écriture du moment présent           

« Le texte est le point de départ de notre geste théâtral »

à travers les propos de ses acteurs comme dans les siens se dessinent en effet les contours de la poétique du travail de Jean-François Sivadier. Elle met en jeu un rapport spécifique au texte, une posture de déplacement ou de décalage constant, et le jeu avec la simultanéité du plateau et de la salle.  

Véronique Timsit situe le projet théâtral du groupe par rapport à deux points d’ancrage : le texte, et les classiques : « Le texte est le point de départ de notre geste théâtral qui pourtant est extrêmement physique et pas du tout intellectuel, pourtant tout part du texte. » Elle définit ensuite le projet collectif d’aborder des textes classiques comme une tentative de renouveler l’écoute :

 « On s’évertue à renouveler l’écoute des textes qu’on monte, qui sont des classiques, des textes très visités, et parfois un peu fatigués à force… On fait partie d’une chaîne de visiteurs de ces textes, avec l’ambition de renouveler l’écoute… De donner vie à quelque chose, vie au sens concret du terme, ce n’est pas du sens qu’on cherche, c’est de la vie ».

La filiation avec Gabily est évidente dans cette double intention, mais alors que Nicolas Bouchaud définit le travail de ce dernier comme « un rapport spécifique au texte », lorsque Jean-François Sivadier l’évoque, c’est sur le terme de « langue » qu’il insiste :

« Avec Didier, le travail qu’on faisait sur la langue (et on a travaillé aussi l’alexandrin) était aussi fort que toutes ces expériences-là. Il s’agit de jouer avec la langue et de savoir que l’écriture – c’est le jeu de l’acteur avec l’écriture, c’est ce qu’il y a de primordial, comme à l’opéra le jeu des chanteurs avec la musique. D’ailleurs c’est ce qu’a fait Vitez, ce que faisait énormément Didier, ce n’est pas spécialement l’alexandrin, c’est le fait de prétendre… La langue, c’est du temps et de l’espace. Didier disait une chose magnifique, ‘la langue, elle ne sert à rien, mais tout doit servir la langue[13]’ ».

À partir de cet héritage revendiqué, Jean-François Sivadier a développé un rapport spécifique au texte et à la langue fondé sur leur musicalité, rapprochant ainsi dans sa pratique les deux genres que sont le théâtre et l’opéra (la création du Misanthrope s’est déroulée alors que le travail sur Le Barbier de Séville était déjà entamé). Cette conscience aiguë de la musicalité du rôle est soulignée également par Cyril Bothorel (« Il y a du rythme. Il y a des sons. Il y a des rimes. De la phonétique » ; « c’est des sons et des mots »), par Véronique Timsit (« Il y a des acteurs qui ont une énergie particulière, un corps particulier, une voix, avec lesquels il [Jean-François] travaille comme avec des instruments de musique »), mais aussi par une comédienne extérieure au groupe Italienne et Noli, Anne-Lise Heinburger :

« Chez Jean-François, c’est une qualité hallucinante de musicien. De musicien de l’humain, de l’âme. Il peut diriger par intonations, et on entendra quand il le fera que c’est la bonne intonation. Il a compris musicalement comment dire une chose pour qu’elle résonne de manière particulière. On aurait presque envie de lui donner la pièce, et qu’il joue tous les rôles, en solo. »

« Tu dois réécrire le texte »

Le travail de l’acteur est évoqué dans ce rapprochement analogique avec la musique et la partition, mais aussi à travers la notion peut-être de prime abord plus inattendue d’écriture et/ou de réécriture. Véronique Timsit y a recours pour expliquer le travail du comédien face à la contrainte de la langue, et particulièrement dans le cas du Misanthrope, face à celle de l’alexandrin :

« Cette contrainte formelle-là [le texte, la langue], on ne peut pas l’évacuer, mais en plus elle porte quelque chose qu’on n’a pas encore tout à fait compris : où est-ce que ça va nous faire voyager, cette histoire ? Qu’est-ce que cette langue-là implique ? Elle implique, en termes de jeu, quelque chose qui est que chaque acteur doit pouvoir dire que la chose la plus importante qu’il fait, c’est écrire le texte. C’est incontournable, ce n’est pas une langue naturelle, c’est comme une langue étrangère, qui ne doit pas avoir l’air naturelleC’est moi qui souligne.. »

Ce même terme revient dans la bouche de Jean-François Sivadier lorsqu’il explique sa direction d’acteurs :

« C’est beaucoup plus excitant, il me semble, pour un acteur d’entendre ce genre d’indication, c’est-à-dire ‘tu dois réécrire le texte’, tu sais que comme actrice, comme artiste, si tu n’es pas un écrivain en direct, de toute façon la langue sera plus forte que toi, ça c’est sûr ».

Ce travail de l’acteur comme écriture du texte au présent et en présence du spectateur constitue, pour lui, la base du spectacle de théâtre : la mise en regard de l’espace et du temps réels et de l’espace et du temps ouverts, pour le spectateur, par la parole de l’acteur sur le plateau :

« Ce que vous croyez [en tant que spectateur], c’est ce que vous voyez en direct. À la limite, vous ne croyez même pas au personnage. Vous savez que tout est faux, donc vous avez envie de croire, comme un enfant à qui on raconte le château de la sorcière. Il sait que ce n’est que des mots, et il a envie d’y croire. Donc quand on dit ‘le château de la sorcière’, on dégage de l’espace et du temps, un imaginaire où il peut se projeter. Il y a une chose à quoi on peut croire au théâtre, c’est que l’acteur est là, vraiment ; ce n’est pas une image. Et ensuite, que quand il ouvre la bouche pour dire quelque chose, on commence un petit voyage. On sait que c’est faux, mais tout à coup, on commence à se projeter, à imaginer quelque chose. C’est ça à quoi on croit, et au bout du compte, on appelle ça ‘le personnage’, mais en réalité, ce à quoi on peut croire, c’est la confrontation du moment présent avec la fictionC’est moi qui souligne.. »

« J’ai découvert une phrase de Godard cet été que j’ai énormément aimée, c’est ‘la présence comme documentaire, et la parole comme fiction’. ça me va tout à fait. »

Jeu et travail, du comédien comme du spectateur

Dans sa direction d’acteurs, Jean-François Sivadier veille à toujours maintenir visible cette confrontation entre le moment présent et la fiction, c’est-à-dire à souligner l’écart plutôt qu’à tenter de le lisser ou de le combler systématiquement. Il évoque cette dimension lorsqu’on l’interroge sur la distribution : « j’essaie de trouver soit des décalages, soit la bonne personne pour la bonne place ». Véronique Timsit utilise le terme de jeu pour évoquer cet aspect :

« Les acteurs [face à un texte/ un rôle] sont comme tout le monde, ils se font des images. Leur travail consiste à aussi pouvoir critiquer ces images qui viennent, montrer que ce sont des images, et non pas des réalités et surtout pas des vérités. Puisque chacun se fait des images tout à fait singulières. Notre travail, au théâtre, c’est de désigner ces choses-là et de jouer avec. »

Et Jean-François Sivadier explique que la fonction de l’écart entre le comédien et l’image associée à son rôle est ce qui déclenche l’écoute du spectateur :

« Si je vois Le Roi Lear avec Michel Piccoli, je crois tout de suite que Michel Piccoli, c’est le roi Lear […] Mais en réalité en faisant cela, je ne travaille pas beaucoup. Et lui non plus. Il n'a qu’à être lui-même. […] Par contre, Maria Casarès qui joue le roi Lear, je me dis tout le temps « ce n’est pas possible, ce n’est pas le roi Lear, c’est Maria Casarès », donc j’écoute beaucoup plus le texte, parce que je vois l’effort de la comédienne qui montre ‘je n’arriverai jamais à être le roi Lear’, et ce mouvement-là est très beau, parce que ça inclut le spectateur. Le jeu du spectateur, c’est aussi d’essayer de croire à cette chose-là. S’il n’y croit pas, alors elle ne pourra pas le jouer. »

Les notions de travail et de jeu sont donc dédoublées, ou plus exactement partagées, entre le comédien et le spectateur, dans une relation à la fois de plaisir mutuel et d’interdépendance absolue, raison pour laquelle la mise en scène privilégie les traces plutôt que les choses, le vide plutôt que le plein :

« Les traces, c’est ce qui va permettre au spectateur de travailler. Si le spectateur travaille, c’est-à-dire pense, en général il ne s’ennuie pas trop. Il s’ennuie quand on lui donne tout. C’est ce que fait la télévision. »

« J’ai toujours énormément d’espace vide dans mes spectacles. Les espaces du Misanthrope sont une succession d’espaces vides. »

Cet aspect est également commenté par Véronique Timsit, plus spécifiquement par rapport à la scénographie :

« Que le plateau soit une espèce de simulacre de monde, avec des choses très finies, et des choses laissées là comme ça… Des espaces abstraits, mais en même temps très concrets en termes de machinerie… »

Et on sent la très forte convergence esthétique de l’équipe face à la question d’une poétique de l’écart et de l’inachevé en entendant, dans les propos du scénographe, Daniel Jeanneteau, une série d’affirmations qui vont dans le même sens :

« Quand tout est réalisé sur le plateau, l’objet se détache du spectateur et il peut moins bien vivre l’aventure de la représentation. Il faut que le spectateur soit impliqué dans ce qu’il voit. On ne voit pas ce qui est tout à fait séparé de nous. On s’agglutine aux choses. Cette dimension anthropologique, c’est avec ça qu’on travaille, qu’on joue quand on fait du théâtre. La scénographie, il faut la penser avec une certaine économie de l’imaginaire. Il faut qu’on ait toujours à l’esprit de conserver une part non réalisée, une forme d’inadéquation entre ce qu’on propose et ce qu’il faudrait faire. Sinon, on prive le public de ce qu’il doit fournir. »

Le seuil, la métamorphose de la présence

C’est pour cette raison aussi, probablement, que l’accent est mis, dans la mise en scène comme dans la scénographie, sur la dimension liminaire, sur les seuils, qui sont à la fois de l’espace et du temps, le lieu du passage et le temps de la transformation. Ce qui chez lui semble être le résultat d’une aspiration à l’origine inconsciente :

« Je me suis aperçu que tous mes spectacles commençaient au bord du plateau. Comme les romans, on est au seuil, et petit à petit on nous prend par la main et on nous emmène plus loin »

est en revanche chez son scénographe un parti pris revendiqué :

« Cette transition, ce changement de nature de la présence de l’individu dans la représentation, c’est absolument crucial. Comment faire de toute la scène le seuil où cette transformation se produit. Que cette métamorphose du comédien se produise tout le temps, tout le long de la représentation, le miracle de l’apparition. Faire exister, le temps de la représentation, quelque chose qui n’était pas là avant. Faire exister des mondes. Au-delà même des histoires. C’est ça, l’enjeu. Le plateau est un espace de métamorphose, d’apparition. »

 Cette métamorphose de la présence est aussi un soulignement du présent ensemble, celui des comédiens au plateau et celui des spectateurs. Jean-François Sivadier parle de cristallisation du présent :

« Cette cristallisation de l’instant présent, ‘ça se passe comme ça parce que vous êtes là’, évidemment que ce n’est pas vrai, mais n’empêche qu’il y a toujours ce souci d’être dans la même respiration que le public. »

Une poétique du vivant

            Le temps des répétitions, dans le processus de création, est le moment où se dessinent les contours du groupe et où émerge la temporalité spécifique qui permet à ce groupe de fonctionner dans une dynamique de création. Pour reprendre les termes tirés de l’analyse ethnographique et proposés par Gay McAuley pour en rendre compte, le temps des répétitions sacralise un espace propre, qui est celui de la créationMcAuley Gay, Not Magic But Work. An Ethnographic Account of a Rehearsal Process, Manchester, Manchester University Press, 2012, p. 220-223.. Mais les répétitions définissent aussi une temporalité propre, un moment dans une histoire collective, dans un élan commun du groupe, ou plus précisément d’un groupe à la géométrie variable au fil des projets : lorsque débutent les répétitions il se produit un phénomène intrinsèquement lié à la nature même du projet en tant qu’entreprise de création, qui fait émerger, pendant toute la durée de ces représentations, un espace-temps spécifique pour ceux qui sont membre de ce groupe de création. Aux coordonnées spatio-temporelles objectives des répétitions (le lieu, la durée) se juxtapose en effet pour l’ensemble des membres du groupe un système de repères qui leur est propre : au niveau temporel, il s’agit d’un nouveau chapitre dans un parcours de création qui diffère d’un membre à l’autre du groupe, selon sa participation ou non aux projets précédents ; au niveau spatial, il s’agit d’une appropriation des lieux au sens large (c’est-à-dire pas uniquement du lieu de répétition, mais des lieux de résidence et de vie en groupe) par le groupe pour les constituer en espace de vie collective qui ont un impact sur la création. Alors qu’un regard extérieur pourrait être tenté d’exclure ces éléments potentiellement triviaux pour leur manque de pertinence, l’observation de la vie et donc du fonctionnement du groupe pendant la période des répétitions permet de mettre en évidence la complexité du processus.

Cet espace-temps des répétitions est le moment où le groupe se soude par l’adhésion au projet puis par sa dynamisation, au fur et à mesure des propositions qu’il suscite chez chacun. Le rôle du metteur en scène est alors de canaliser, ordonner et mettre en forme ces propositions, ou du moins celles qui auront été retenues.

Au moment de la première, avec la présence du public, la phase des répétitions est achevée et c’est le temps de l’ouverture du groupe à la présence du spectateur et de l’émergence d’un nouvel espace-temps sacralisé, celui des représentations, qui constitue le second espace-temps spécifique de la création théâtrale, dont les clés du fonctionnement (du point de vue des comédiens et du metteur en scène) sur un projet donné découlent directement de l’espace-temps des répétitions.

Laisser la parole aux membres d’une équipe artistique et analyser leurs propos permet de faire émerger le lexique propre au groupe, et à travers ce lexique, les axes forts non seulement d’une pratique, mais aussi d’une esthétique et d’une poétique spécifiques ; et de faire entendre également les silences ou les hésitations, et rappeler la part de conscient et d’inconscient qui caractérise toute activité de création. Cela permet aussi de borner l’espace et le temps selon les coordonnées propres au groupe et au projet de création et d’enrichir ainsi les perspectives d’analyse de ce dernier. Ce faisant, c’est la dynamique propre de ces artistes qui émerge de manière non décontextualisée, c’est-à-dire dans toute la richesse de l’histoire collective du groupe, en amont du projet comme au fil de celui-ci.

Dans l’équipe du Misanthrope, cette dynamique est celle d’une poétique du vivant, où la dynamique mouvante du plateau fait écho au rêve suscité chez le metteur en scène par le texte :

« J’ai toujours du mal à formuler comment cette construction, cet échafaudage se met en forme et bouge tout le temps, en mouvement, toujours, toujours en mouvement, et puis avec les autres, parce qu’on n’est pas tout seul, on est construits aussi par les autres… On est construits par la langue de Molière, et on existe par les autres, parce qu’on entend comment il nous a dit ça […] Et tout, tout est vivant. » (Norah Krief)

« Ce que je projette dans un texte c’est l’idée qu’on raconte l’histoire d’une communauté emportée dans un mouvement qui les dépasse. Comme des gens qui sont pris par le rêve d’un auteur. Comme s’ils se disaient tout à coup ‘mais c’est comme si on était en train d’être écrits par quelqu’un’. Cette chose-là me fait rêver à chaque fois. » (Jean-François Sivadier).